Malgré la situation sanitaire que connaît la France depuis maintenant plusieurs mois, la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire continue son activité et assure son rôle de juge de cassation.
Un arrêt du 20 mai 2020 rendu par la deuxième chambre civile retient particulièrement l’attention en ce qu’il concerne un problème aux conséquences pratiques importantes : celui de l’indemnisation, par l’assureur de responsabilité civile, des dommages causés dans le cadre d’un suicide.
En l’occurrence, un homme s’était jeté sous un train lors de son arrivée en gare. L’accident ayant engendré des dommages matériels et immatériels, la SNCF a sollicité la réparation de son préjudice auprès de l’assureur de responsabilité civile du défunt. L’assureur ayant refusé sa garantie, la SNCF l’a assigné en réparation.
Les juges du fond ont donné gain de cause à la demanderesse mais un pourvoi en cassation a été formé par l’assureur.
Dans ce pourvoi, ce dernier développait une argumentation fondée sur le caractère volontaire du geste de l’assuré. Plus précisément, il arguait que constitue une faute dolosive excluant la garantie de l’assureur le comportement délibéré de l’assuré, qui a rendu inéluctable la réalisation du dommage et fait disparaître le caractère aléatoire du risque garanti. L’assuré ne pouvait ignorer les conséquences de son geste suicidaire, qui procédait de la méconnaissance des obligations lui incombant en qualité de passager.
Selon lui, c’était donc à tort que les juges du fond ont considéré que l’assuré n’avait pas volontairement causé le dommage « tel qu’il était survenu », de sorte que celui-ci n’avait pas pour origine une faute intentionnelle et dolosive de sa part.
La Cour de cassation devait donc s’interroger sur le point de savoir si le suicide de l’assuré constituait ou non une faute dolosive excluant la garantie de l’assureur.
Dans un arrêt rédigé en style direct, la deuxième chambre civile rejette le grief formulé par le demandeur. Elle estime que c’est dans l’exercice de son pouvoir souverain d’appréciation de la valeur et de la portée des éléments de preuve, que la cour d’appel a pu considérer qu’en se jetant sous le train qui arrivait en gare, l’intention de ce passager était de mettre fin à ses jours et que rien ne permettait de conclure qu’il avait conscience des conséquences dommageables de son acte pour la SNCF. En l’absence de faute dolosive, l’assurance n’avait pas perdu tout caractère aléatoire.
Cette décision permet de revenir aux principes essentiels du contrat d’assurance qui repose sur la réalisation d’un risque, lequel se conçoit comme un événement incertain qui peut se produire indépendamment de la volonté de l’assuré. C’est ce qui explique qu’aux termes de l’article L.113-1 alinéa 2 du code des assurances, l’assureur ne répond pas des pertes et dommages provenant d’une faute intentionnelle ou dolosive de l’assuré.
Cette exclusion légale de garantie pour faute intentionnelle ou dolosive suscite régulièrement des difficultés d’application, tant en ce qui concerne les notions de faute intentionnelle ou dolosive que leur mise en œuvre. Dans le silence du code des assurances sur les définitions de ces fautes, c’est à la jurisprudence qu’est revenu le soin de les appréhender. Si aucune conception unitaire ne s’est dégagée, la Cour de cassation a petit à petit affiné les contours de ces notions, même s’il demeure parfois difficile de saisir la logique de certaines décisions. Toujours est-il qu’en substance, selon la tendance majoritaire de la jurisprudence, la faute intentionnelle suppose que l’assuré a voulu le dommage tel qu’il s’est réalisé (Civ. 2e, 23 sept. 2004, n° 03-14.389). Il n’a donc pas simplement voulu l’action génératrice du dommage mais a également recherché l’intégralité du dommage causé (Civ. 2e, 9 juill. 1997, n° 95-20.799). Cette approche dite « subjective » conduit l’assureur à apporter une double preuve s’il souhaite se prévaloir d’une exclusion de la garantie : la preuve du caractère volontaire de l’acte dommageable et la preuve de la recherche du dommage dans toute son étendue. Il n’est donc pas possible d’induire la seconde de la première (v., contra, retenant la seule preuve que l’assuré ne pouvait ignorer qu’il allait inéluctablement entraîner le dommage : Civ. 1re, 3 janv. 1991, n° 88-16.637 et Civ. 2e, 22 sept. 2005, n° 04-17.232).
Si ses contours restent parfois obscurs en raison de certaines hésitations de la jurisprudence, la faute dolosive est en principe autonome par rapport à la faute intentionnelle (Civ. 2e, 28 février 2013, n° 12-12.813). Elle est constituée lorsque l’assuré a eu la volonté de produire le dommage. Dans un tel cas de figure, la volonté de l’assuré entre en contradiction avec l’aléa qui caractérise intrinsèquement le mécanisme assurantiel. En d’autres termes, la volonté chasse l’aléa. La faute dolosive justifie l’exclusion de garantie en ce qu’elle supprime l’élément aléatoire attaché à la couverture du risque. La Cour de cassation estime que doit être écartée la garantie de l’assureur lorsque le comportement délibéré de l’assuré a eu pour effet de rendre inéluctable la réalisation du dommage et de faire disparaître l’aléa attaché à la couverture du risque, ce qui caractérise une faute dolosive excluant la garantie de l’assureur (Civ. 2e, 25 octobre 2018, n° 16-23.103). En somme, la faute dolosive suppose une faute délibérée de l’assuré dont il ne pouvait ignorer qu’elle conduirait à la réalisation du sinistre.
Il y a peu de décisions qui concernent directement le suicide d’un assuré et les conséquences de ce comportement sur la notion de faute dolosive. À notre connaissance, aucune décision n’a clairement établi de lien direct entre le suicide de l’assuré et la suppression de l’aléa consubstantiel au contrat d’assurance. Cela induit que même dans une telle hypothèse, l’exclusion de garantie ne peut se passer de la preuve préalable d’une volonté de l’assuré de rechercher le dommage tel qu’effectivement subi par la victime. Cette position conduit à restreindre les possibilités, pour l’assureur, de se libérer de son obligation mais elle paraît également en cohérence avec la nature de l’acte en cause. Soutenir que le suicide de l’assuré revêt la qualification de faute dolosive conduit à considérer que son acte était – aussi – motivé par la recherche du dommage causé, ce qui paraît difficilement concevable. En l’occurence, la Cour de cassation approuve la position des juges du fond qui ont souverainement apprécié que cette recherche du dommage n’était pas prouvée. En se jetant sous le train qui arrivait en gare, l’intention de l’assuré était de mettre fin à ses jours mais aucun élément ne permettait de considérer qu’il avait, en plus, conscience des conséquences dommageables de son acte pour la SNCF. En l’absence de volonté dans la recherche du dommage, l’aléa existait toujours et le contrat d’assurance devait produire son effet.
La position de la haute juridiction s’inscrit dans le droit fil de la jurisprudence relative à la faute intentionnelle puisqu’elle considère de longue date que la garantie de l’assureur doit produire ses effets dès lors qu’il n’était pas établi qu’en se suicidant, l’assuré avait eu conscience de l’entier dommage devant résulter de son geste, son seul objectif étant de mettre fin à ses jours (Civ. 1re, 20 juillet 1994, n° 92-20.394 ; v. aussi dans le même sens : Civ. 1re, 10 avril 1996, n° 93-14.571 ; v. s’agissant de dommages causés à la SNCF par l’immobilisation d’un véhicule sur une voie ferrée par une personne voulant se suicider : Civ. 1re, 14 oct. 1997, n° 95-18.361). Cet arrêt du 20 mai 2020 suggère que la définition jurisprudentielle de la faute intentionnelle ou dolosive repose sur une conception unitaire puisque dans un cas comme dans l’autre l’exonération de garantie est limitée au cas où l’assuré a voulu, non seulement l’action ou l’omission à l’origine du dommage, mais encore ces dommages eux-mêmes. La faute intentionnelle ou dolosive, qui exclut la garantie de l’assureur, implique la volonté de créer le dommage et non pas seulement le risque. Or, la conscience de créer un risque n’implique pas nécessairement la volonté de créer un dommage particulier, c’est-à-dire tel qu’il s’est réalisé. En l’espèce, c’est ce raisonnement qui est validé par la Cour de cassation et qui conduit à écarter l’application de l’article L. 113-1 du Code des assurances. Selon les juges du fond, le dommage causé à la SNCF ne résultait pas d’une faute dolosive car la personne qui s’était suicidée n’avait pas eu la volonté de porter préjudice à celle-ci. On comprend que la position retenue vise à protéger les intérêts de la personne ayant subi des dommages consécutifs au suicide d’autrui.
Mehdi Kebir
Auditeur de justice