Dans une décision du 22 juillet 2022 n°45890, destinée à être publié au recueil Lebon, le Conseil d’État vient de rendre une analyse particulièrement intéressante tant sur les aspects historiques que sur les aspects juridiques. Monsieur de Villoutreys, propriétaire d’un manuscrit dénommé « Commentaria in evangelium sancti Lucae » détenu par sa famille depuis 1901, a demandé au tribunal administratif de Paris de condamner l’État à lui verser la somme de 300 000 € en réparation des préjudices résultant de la revendication par l’Etat de ce manuscrit. Dans un jugement du 17 juillet 2020, le tribunal administratif de Paris a rejeté sa requête. Dans un arrêt du 21 septembre 2021, la cour d’appel de Paris a sur appel de Monsieur de Villoutreys, annulé ce jugement et mis à la charge de l’État la somme de 25 000 € au titre de l’indemnisation de son intérêt patrimonial à jouir de ce bien. Le ministre de la culture demande au Conseil d’État d’annuler cet arrêt et de rejeter l’appel de Monsieur de Villoutreys.
Le Conseil d’État, visant la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales et son premier protocole additionnel, a rejeté le pourvoi du ministre de la culture et confirmé l’indemnisation de Monsieur de Villoutreys. Il énonce qu’il ressort des pièces du dossier qu’un manuscrit de la fin du XVe siècle comportant le texte « Commentaria in evangelium sancti Lucae » attribué à Saint Thomas d’Aquin a été acquis par la famille de Monsieur de Villoutreys lors d’une vente aux enchères publiques en 1901. Conservé dans la famille, il a été mis en dépôt aux archives départementales de Maine-et-Loire en 1991 avant d’être restitué à Monsieur de Villoutreys en 2016 à sa demande. Sur le fondement de l’article L 111-2 du code du patrimoine la maison de vente Jean Emmanuel Punier a sollicité le 26 mars 2018 en qualité de mandataire de Monsieur de Villoutreys la délivrance du certificat requis pour l’exportation hors du territoire national des biens culturels présentant un intérêt notamment historique ou artistique.
Par une décision du 18 mai 2018 le ministre de la culture a refusé de délivrer ce certificat et demandé la restitution de cet ouvrage comme appartenant au domaine public de l’État en se fondant sur la circonstance qu’il faisait partie de la bibliothèque de la chartreuse de Bourdon-Lèz-Caillons, devenue la Chartreuse d’Aubevoye lors de l’intervention du décret de l’Assemblée constituante du 2 novembre 1789 plaçant tous les biens ecclésiastiques à la disposition de la nation. Apports extrêmement intéressants sur le plan historique, mais ô combien passionnants sur le plan juridique. Car sur le pourvoi du ministre de la culture, visant l’article 1er du protocole additionnel de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ainsi que celle de l’article L3111 – 1 du code général de la propriété des personnes publiques, le Conseil d’État a rappelé que les biens qui relèvent du domaine public des personnes publiques sont inaliénables et imprescriptibles, mais que le détenteur de bonne foi d’un bien appartenant au domaine public dont la restitution est ordonnée peut prétendre à la réparation du préjudice lié à la perte d’un intérêt patrimonial à jouir de ce bien.
Naturellement, il convient pour bénéficier d’une telle indemnisation que son demandeur démontre que l’ensemble des circonstances dans lesquelles cette restitution a été ordonnée fait peser sur lui une charge spéciale et exorbitante hors de proportion avec l’objectif d’intérêt général poursuivi. S’il ne justifie pas de cette charge spéciale et exorbitante, le demandeur peut toutefois prétendre à l’indemnisation des dépenses nécessaires à la conservation du bien qu’il a pu être conduit à exposer ainsi que, en cas de faute de l’administration, à l’indemnisation de tout préjudice directement causé par cette faute. Ayant posé ce postulat dans le considérant numéro 3 de sa décision, le Conseil d’État en déduit qu’au regard de la durée de détention par la famille de Monsieur de Villoutreys, celui-ci disposait d’un intérêt patrimonial suffisamment reconnu et important pour constituer un bien au sens de ces stipulations.
Il ajoute que l’intérêt public majeur qui s’attachait à la restitution à l’Etat de cette œuvre d’art n’excluait pas, par principe, le versement à son détenteur d’une indemnité en réparation du préjudice résultant de cette perte de jouissance. Ayant posé ce premier constat, le Conseil d’État examine également l’attitude des pouvoirs publics qui n’ont jamais revendiqué la propriété jusqu’à la vente aux enchères de 2018 alors qu’ils en avaient la possibilité au moins depuis la signature de la convention de dépôt aux archives départementales de Maine-et-Loire en 1991.
Il est donc admis que Monsieur de Villoutreys subit une charge spéciale et exorbitante hors de proportion avec l’objectif d’intérêt général poursuivi. Le préjudice financier n’est pas une privation de propriété, mais une privation de jouissance d’un bien n’ayant jamais cessé d’appartenir au domaine public de l’État. C’est une analyse extrêmement intéressante qui permet de rappeler que lorsque l’on détient un bien du domaine public, on ne peut jamais en devenir propriétaire. C’est strictement l’inverse de la possession de bonne foi d’un bien privé, rappelée à l’article 2276 du Code civil : « En fait de meubles, la possession vaut titre. » Car même en présence d’un titre, à savoir en l’espèce un acte d’achat aux enchères publiques, l’inaliénabilité d’un bien du domaine public de même que l’imprescriptibilité sont posées en dogme majeur de la domanialité, dans la droite ligne des dispositions très claires en ce sens de l’article L 3111-1 du code général de la propriété des personnes publiques : « Les biens des personnes publiques mentionnées à l’article L. 1, qui relèvent du domaine public, sont inaliénables et imprescriptibles. » L’apport de cet arrêt est incontestable.